Le 3 octobre dernier, la Cour de cassation a rendu un arrêt de cassation sur un point en apparence anodin, et néanmoins révélateur (Cass. 2e civ., 3 oct. 2024, n°22-16.223).
Le litige trouve son origine dans le percement du tunnel ferroviaire du Perthus, dont les demandeurs estiment qu’il est la cause du tarissement d’une source qui jaillissait auparavant sur leur terrain. Une procédure d’expertise est diligentée puis les demandeurs assignent au fond en 2012 devant le tribunal de grande instance de Perpignan. Celui-ci fait droit au principe de leur demande. Le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre interjettent appel de la décision le 27 décembre 2016 devant la cour d’appel de Montpellier.
Dans leurs conclusions devant la cour, les appelants, dont on imagine qu’ils ont dû reprendre celles prises en première instance, laissent subsister dans le dispositif de leurs conclusions la phrase « Il est demandé au Tribunal de Grande Instance de Perpignan de […] ». La suite du dispositif avait été adapté à hauteur d’appel, puisque, parmi les prétentions formulées, il était demande de « Réformer le Jugement du Tribunal de Grande Instance de Perpignan en ce qu’il a jugé que […] ».
On pourrait penser la formule sans conséquence, après tout rien n’oblige à écrire que l’on s’adresse à la cour ou au tribunal, mais la cour d’appel de Montpellier ne l’a pas entendu ainsi : elle estime que la cour n’est dès lors saisie d’aucune demande.
Le raisonnement ne résiste pas à la cassation :
En statuant ainsi, sur le moyen relevé d’office tiré de la désignation dans l’en-tête du dispositif des conclusions des appelants du tribunal de grande instance de Perpignan, alors que ces conclusions, régulièrement transmises à la cour d’appel par le RPVA, contenaient une demande de réformation du jugement, selon les exigences requises, la cour d’appel, qui en était saisie malgré la référence erronée au tribunal de grande instance relevant d’une simple erreur matérielle affectant uniquement l’en-tête des conclusions et portant sur une mention non exigée par la loi, a fait preuve d’un formalisme excessif et a violé les textes susvisés.
Cette affaire rappelle un autre arrêt rendu il y a deux ans, où la Cour de cassation avait refusé de sanctionner des conclusions portant sur le fond mais dont l’intitulé indiquait qu’elles s’adressaient au conseiller de la mise en état (Cass. 2e civ., 20 oct. 2022, n°21-15.942). À l’époque, la deuxième chambre civile s’était déjà plus attachée au contenu du dispositif – qui contenait une demande de réformation – qu’aux formules présentes (en l’espèce, on avait reproché à la partie d’avoir indiqué « il est demandé au conseiller de la mise en état »).
Le point le plus intéressant de l’arrêt du 3 octobre 2024 est sans doute son fondement juridique : l’article 6§1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et la théorie du formalisme excessif. Pour la cour européenne des droits de l’homme, les règles de procédure ne doivent pas avoir pour effet de priver le justiciable du droit « concret et effectif » de pouvoir accéder à un tribunal. La Cour de cassation est plutôt réticente à accueillir les moyens invoquant un formalisme excessif en matière de procédure civile, voir par exemple : Cass. 2e civ., 1er juin 2017, n°16-18.212, Cass. soc., 21 sept. 2017, n°16-24.022, Cass. 2e civ., 9 jan. 2020, n°18-24.513, Cass. 2e civ., 20 mai 2021, n°19-19.258 et 19-19.259, Cass. 2e civ., 9 septembre 2021, n°20-17.263, Cass. 2e civ, 8 déc.2021, 19-22.810, Cass. 2e civ., 30 juin 2022, n°21-12.720, Cass. 2e civ., 8 juin 2023, n°21-19.997, (voir cependant, en sens contraire : Cass. 2e civ., 25 mars 2021, n°18-23.299, Cass. 2e civ., 20 mai 2021, n°19-22.316, Cass. 2e civ., 1er juillet 2021, n°20-10.694, Cass. 2e civ., 23 mai 2024, n°22-11.175).
Dans l’arrêt du la Cour de cassation 20 octobre 2022 ne motivait pas la cassation sur la violation de l’article 6§1, qui était invoquée par l’auteur du moyen. La motivation sur l’article 6§1 peut même surprendre dans la présente affaire : il ne s’agissait pas de tant de juger que les règles applicables généraient un formalisme excessif, mais plutôt que les magistrats cour d’appel de Montpellier avaient rejeté des conclusions sur la base d’un formalisme qui n’est prévu par aucun texte applicable.
L’arrêt de 2024 est également intéressant par la façon dont il illustre la chienlit qu’est devenue la procédure civile d’appel depuis 2009.
Le décret n°2009-1524 dit « Magendie » a profondément réformé la procédure civile d’appel. Il s’agissait d’accélérer la procédure d’appel en imposant aux parties des délais stricts tout au long de la procédure en de prévoir des sanctions automatiques en cas d’irrespect.
Sauf que les statistiques du ministère de la Justice ne démontrent pas un tel effet. Au contraire même, le décret est entré en vigueur pour les appels formés à compter du 1er janvier 2011, or le délai de traitement des appels s’est plutôt accru depuis, le nombre traité par an a diminué et le stock des affaires en attente s’est accru.
Cela ne veut pas dire que les choses n’ont pas changé, elles n’ont juste pas évolué dans le sens attendu. Car les avocats pratiquant la matière le constatent au quotidien : la matière est devenue plus stressante et plus technique. Dans le même temps, un certain nombre d’affaires se voient évacuées sur un angle purement procédural, ce qui ne satisfait pas le justiciable et induit une hausse du contentieux de la responsabilité civile professionnelle (RCP). Partant, c’est le coût de l’assurance de RCP des avocats qui augmente, et in fine, celui des honoraires facturés.
Cette affaire illustre parfaitement comment on en est arrivé là. Les réformes successives reposent sur un non-dit : si on parvient à évacuer un dossier sur un point de procédure, et donc sans avoir à traiter le fond, on pourra le faire dans un délai bref.
En l’espèce, l’appel date de 2016, les conclusions de juin 2017. L’affaire a été plaidée le 19 octobre 2021, et le délibéré rendu en février 2022 après, non pas une, mais deux prorogations. Il aura donc fallu cinq ans pour juger une affaire sur un « simple » point de procédure. Et en fait, pour mal la juger, puisque l’arrêt a été cassé, et qu’une nouvelle cour d’appel a été saisie. Douze ans après l’assignation au fond, les demandeurs n’ont toujours pas de décision irrévocable.
En réalité, juger la procédure n’est pas foncièrement plus simple que de juger le fond, particulièrement quand les textes sont mal rédigés et changent sans cesse ; il suffit pour s’en convaincre de constater les nombreux arrêts de cassation rendus en la matière.
Là encore, c’est un constat que peut faire tout praticien, régler un point de procédure n’est ni simple ni rapide : avis du greffe, convocation des parties, audience d’incident, ordonnance du conseiller de la mise en état, déféré, nouvelle convocation, nouvelle audience, nouvelle décision ; si on y ajoute un pourvoi et une cassation, on relance la procédure.
Il faudrait faire preuve d’une certaine mauvaise foi pour ne pas reconnaître les aspects délétères de la réforme de 2009. En témoigne également toutes les réformes postérieures qui ont été nécessaires comme autant de cataplasmes sur une jambe de bois : décret n°2010-1647 du 28 décembre 2010, décret n°2012-634 du 3 mai 2012, décret n°2016-660 du 20 mai 2016, décret n°2016-1876 du 27 décembre 2016, décret no2017-891 du 6 mai 2017, décret n°2017-1227 du 2 août 2017, décret n°2019-1333 du 11 décembre 2019, décret n°2020-1452 du 17 novembre 2020, décret n°2021-1322 du 11 octobre 2021, décret n°2022-245 du 25 février 2022, décret n°2023-1391 du 29 décembre 2023, et on en oublie peut-être…
À chaque fois, la FNUJA a rappelé l’évidence : il faut renoncer à la philosophie qui guide ces réformes, et ne pas penser les règles de procédure comme des moyens d’évacuer des affaires rapidement.
La procédure civile ne devrait nourrir que le seul objectif de’organiser un débat loyal entre les parties permettant de juger une affaire équitablement et efficacement. Trancher un litige sur un point technique de procédure éloigne la justice de ce qu’en attendent les citoyens.
Malheureusement, les gouvernements successifs ne semblent pas revenir sur le cap impulsé en 2009, sinon à la marge. Réforme après réforme, on continue d’avancer dans la mauvaise direction.
Guillaume ISOUARD, élu au CNB